Penthésilée de bouche en bouche

Incarnation impossible

Créée en septembre 2005 à Mains d'Oeuvres et à l'Etoile du Nord à Paris, la Penthésilée de bouche en bouche de la chorégraphe Isabelle Esposito répond à un désir de « greffer des mots dans la bouche des interprètes ». 

Julien Gracq évoque la Penthésilée de Kleist telle « Un remous de guerre verdissante, exubérante, effervescente comme le crépitement de la sève, qui jette vers nous dans une écume de fleurs ces personnages si fougueux, si joueurs, si haletants, si bousculés de souffles paniques, si brûlants de baisers et de coups de griffes, ce printemps mordu par la grêle. » Cette tentative de définition d'un lecteur et traducteur de Kleist averti contient tout au moins assez de clés pour apprécier une autre tentative : la Penthésilée de bouche en bouche d'Isabelle Esposito les 25 et 26 mai prochains, à l'Espace 1789 de Saint-Ouen.La chorégraphe cherche manifestement à marier de façon inédite les corps et les mots. Formée au Conservatoire d'Art dramatique de Grenoble, Isabelle Esposito s'est intéressée à la danse parce qu'elle ne se reconnaissait pas dans le théâtre qu'on lui enseignait. Aujourd'hui, revient-elle à l'art de la parole ?... Penthésilée correspond, en réalité, à une nouvelle étape de ses explorations scéniques et lui permet de « greffer des mots dans la bouche des interprètes » .Kleist y associe l'amour à la mort, la destruction et la dévoration... et c'est précisément ce chaos qui a conduit Isabelle Esposito à Penthésilée. Car toute sa démarche artistique est fondée sur un autre chaos : celui d'un corps fragmenté, dont « toutes les parties recherchent continuellement un équilibre qu'elles ne trouvent pas ». Constat de déséquilibre fondateur qui lui permet de jouer sur la notion d'écartèlement. « Pris dans un tourbillon de données contradictoires, le corps n'est que tentative », dit-elle pour montrer qu'un mouvement adéquat, une « manière de marcher, de s'asseoir, de bouger en saccadé » en découlent. « J'ai terminé ma Penthésilée... Elle a véritablement dévoré son Achille par amour. N'ayez pas peur, c'est tout à fait lisible. », écrit Heinrich Von Kleist à sa sœur Marie Von Kleist dans une lettre de l'automne 1807. Dans la lignée de Shakespeare, il venait alors de terminer son interprétation d'un mythe cruel : l'amour barbare et démesuré, confus et violent qui a déchiré l'Amazone Penthésilée et le héros grec Achille sur un champ de bataille.« Lisible », précise Kleist, bien qu'associant l'amour à la mort, la destruction et la dévoration. C'est incroyable mais pourtant vrai, la poésie de Kleist, « exploration poétique de l'innommable », incomprise de ses contemporains, réussit bel et bien à évoquer une extrême cruauté sans jamais la montrer. Pour déployer un espace que d'aucuns considèrent comme celui « de la blessure indicible », Isabelle Esposito et les interprètes de la compagnie Les Semeurs ont approfondi leur travail sur le « corps tentative » au point de le transmuer en « corps empêché ». Tout en plaçant la problématique du handicap au cœur de leur travail, ils tendent à mettre en relief l'élan/désir réciproque et mortel entre Penthésilée et Achille. A travers une tragédie où le corps est tragédie, il relèvent le défi de faire passer le message paradoxal de l'impossible incarnation, et plus précisément de l'impossibilité à faire coïncider le corps et le texte. 

Julie Broudeur

Publié le 15-05-2007

.« Penthésilée de bouche en bouche » mise en scène et adaptation Isabelle Esposito. A l'Espace 1789, les 25 et 26 mai 2007, Saint-Ouen